LE GASLIGHTING ou l’art de faire taire les femmes d’Hénène FRAPPAT
Dans un très bel essai, Hélène Frappat, écrivaine et philosophe, décrit avec précision le gaslighting, cette manipulation mentale au sein du couple. Ce mot est tiré du film Gaslight (titré Hantises en français) réalisé par George Cukor en 1944 lequel est devenu une référence : « le titre désigne les lampes à gaz dont l’époux diabolique baisse la luminosité, en niant l’avoir fait, afin de créer le doute et la terreur dans l’esprit de sa victime, et, littéralement d’éteindre sa raison. »
Aujourd’hui ce mot est une notion en psychologie mais aussi au-delà, dans les sphères féministes, sociales et politiques.
Le gaslighteur est un expert en coups tordus.
L’auteure en se référant au film de Cukor et à d’autres œuvres philosophiques, et culturelles repère précisément les mécanismes du gasligting, montre les conséquences et révèle les moyens de s’en extraire pour retrouver sa liberté psychique.
Le gaslighteur est un expert en coups tordus.
Son but est d’anéantir l’autre pour mieux s’octroyer ses richesses matérielles et/ou affectives, psychiques. Dans le film, Grégory tente d’accaparer les biens de Paula sa jeune épouse. Pour l’anéantir, il cherche à la déstabiliser en jouant de la vérité, des faits, en créant du doute, en niant ses ressentis, ses émotions, en employant l’antiphrase qui consiste à dire une chose et son contraire, en usant de la suggestion tel un habile hypnotiseur, en remettant en cause ses souvenirs, en l’isolant réellement et mentalement, en paralysant son langage jusqu’à l’étouffement. Peu à peu, l’état mental de la femme vacille et il peut dorénavant la persuader que c’est elle la malade, la folle : « Il la convainc sans trop de peine que le problème est en elle - dans son corps fatigué, sa mémoire défaillante, sa folie héritée de sa mère-, que son intérieur est malade. »
Bref, le gaslighting constitue un crime parfait, celui où la victime s’éteint à la joie, à la raison, à la vie. Il transforme sa victime en fantôme.
Alors comment échapper au scénario morbide d’un tel personnage?
La philosophe prescrit plusieurs remèdes. Déjà, en amont, lire et écrire afin « d’accéder à la connaissance, y compris de soi, première étape de l’indépendance intellectuelle et psychique qui mènent à la liberté », ensuite il est essentiel de trouver un témoin qui accueille votre parole sans la remettre en cause et sans vous juger. Alors il est possible de prendre de la distance avec le manipulateur en se référant aux faits, en analysant objectivement la situation. Après vient la possibilité d’utiliser le rire, l’ironie : « Dans Gaslight, le rire advient quand la femme gaslightée perce à jour le scénario de son oppresseur, au point qu’elle est capable d’en réciter toutes les répliques, et de les retourner contre leur auteur. » L’humour est un cheval de Troie salvateur.
Ce livre dévoile comment nos sociétés n’ont cessé de gaslighter les femmes en remettant en question leur liberté de penser, d’agir, d’être au monde, de s’affranchir des normes, des contraintes. A prescrire !
Extrait du livre :
La première fois que j’ai vu Gaslight, j’étais adolescente, dans une salle du quartier latin, ou bien enfant à la télévision. La date est floue, mais pas l’empreinte que le film de George Cukor m’a laissée. Jamais je n’ai oublié le sentiment qui m’a étreinte, dès l’ouverture dans un square de Londres, nimbé d’un brouillard qui métamorphosait les personnages en ombres furtives, au milieu desquelles une forme blanche – le visage spectral d’Ingrid Bergman- me regardait, moi, comme pour me demander de l’aide. La première séquence s’achevait si vite que la jeune fille au visage pâle était emportée -enfermée ?- dans un fiacre avant que ne puisse comprendre ce qu’elle attendait de moi. Le cinéma est fait des projections de nos sentiments sur l’écran où les acteurs nous regardent. En retour, si l’on apprend à les regarder, à les écouter, les acteurs projettent en nous un regard inquiet, un silence plus expressif que bien des mots.
J’ai revu Gaslight d’innombrables fois, et toujours ce sentiment dominait, l’emportant sur les réactions des proches qui, au fil des années, le regardaient avec moi : la peur. J’avais peur pour Paula, j’avais peur avec elle, si peur qu’il a fallu que j’écrive ce livre pour mesurer la puissance révolutionnaire de l’ironie qui est le vrai happy end.